Agorà - Dans son dernier essai, Pietro Del Soldà met en garde contre la fusion et l'obsession identitaire, des pathologies qui constituent une menace pour la démocratie.
par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 23/10/2025
Pietro del Soldà, philosophe et journaliste connu et apprécié de Radio 3, poursuit avec Amore e libertà Per una filosofia del desiderio (Pour une philosophie du désir) (Feltrinelli, 176 pages, 18€) sa réflexion sur la liberté, l'amitié et l'amour, autant de mots qui précèdent la vie, individuelle et collective. Un livre écrit dans une prose brillante, cultivée, captivante, parfois poétique. C'est un livre sur l'amour et la liberté, et sur la possibilité et la nécessité de les décliner ensemble, de dire l'un en disant l'autre, et en les abordant ainsi, d'en comprendre les défis, les paradoxes, les inachèvements et les pièges.
Dès l'introduction, nous trouvons bon nombre des thèses du livre : « Il n'y a pas de bonheur en dehors de l'amour, dit Diotime dans Le Banquet, et il n'y a pas non plus de désir : s'il est dépourvu d'élan érotique, en effet, ce n'est pas un vrai désir, il ne me bouleverse pas profondément, il ne me fait pas expérimenter cet état de privation radicale qui est au contraire l'essence même du désir et ne me permet donc pas d'effleurer l'eudaimonia, le bonheur qui découle de l'accord avec le daimon, ma « dimension divine » : si je n'aime pas et ne suis pas aimé, je n'atteindrai jamais cet accord ». L'amour, c'est donc aimer et être aimé. Del Soldà sait bien que l'eudaimonia (le bonheur chez Platon), ne coïncide pas avec la conception d'Aristote, où le bonheur est peu associé au daimon divin et beaucoup aux vertus, surtout aux vertus civiles. Le discours de Del Soldà est, en effet, un discours sur l'amour qui part de la vision qu'en a Platon : cet immense philosophe reste l'axe principal constant avec lequel il met en relation les nombreux autres auteurs qu'il nous fait rencontrer (Plotin, Augustin, Hegel, Girard, Nietzsche, Simmel, Dumont, etc. : un index des noms aurait été utile). La question délicate, que j'introduis immédiatement, est de savoir s'il est possible et fécond d'articuler un discours sur l'amour en le déclinant uniquement, ou principalement, comme Éros. Nous le verrons à la fin de cette note.
Mais, ajoute immédiatement l'auteur, « L'amour, prévient Diotime, est aussi un habile trompeur, doleros, un « semeur de pièges », notamment parce qu'il est fils de Poros, c'est-à-dire de l'expédient. Donc, pour gérer ou dompter l'éros (Del Soldà recourt souvent au mythe platonicien de l'aurige), il faut parler à Éros, qui n'est pas seulement une passion irrationnelle, il ne doit pas le devenir : « Logos et Éros, au fond, ne sont pas du tout deux ennemis, au contraire, la grande leçon de la philosophie grecque est que leur lien est profond, inextricable : l'un peut éclairer les zones d'ombre de l'autre ». Éros ne dialogue pas seulement avec le Logos, il parle aussi continuellement avec Thanatos, le troisième axe de tout discours sur l'amour-éros, et peut-être sur l'amour en général.
Et nous arrivons immédiatement à la thèse centrale - au moins l'une des plus importantes - du livre : « Savoir vivre pleinement sa nature érotique signifie s'ouvrir à l'inconnu et à l'altérité : l'« amour qui libère » (eleutheros Éros), dont parle Socrate à Phèdre et que nous devons poursuivre contre tous les obstacles, est le principal antidote à cette « obsession identitaire » qui représente aujourd'hui la principale menace pour la démocratie ». Del Soldà développe en effet son discours sur l'amour en oscillant entre ses deux dérives ou pathologies. La première est celle de la fusion, « qui aspire à fondre les amants en une seule chose » et qui trouve sa première manifestation dans « le célèbre mythe raconté par Aristophane dans Le Banquet », c'est-à-dire « recomposer l'unité perdue de cet être primitif qui existait dans des temps reculés ». La deuxième maladie est celle « de l'identité personnelle qui reste dans son enclos à attendre la reconnaissance des autres et qui est placée avant toute relation engageante ». Ici, on renonce à la nature nomade d’Éros, car une vie digne de ce nom consiste à « se laisser aller, à « jeter sa vie », même en amour : nous avons besoin de tomber et nous ne devons pas en avoir peur. Ou plutôt, la peur nous accompagnera toujours... Et c'est très bien ainsi ». Sans pour autant tomber dans le mythe de la fusion. Les pages consacrées à la critique de ceux qui décident d'arrêter de vivre par peur de mourir, de ne pas tenter l'aventure sauvage d’Éros uniquement par peur de Thanatos, sont les plus belles et les plus denses du livre, et révèlent une pensée originale.
Pour tenter de sortir de ce choix tragique, Del Soldà trouve de l'aide chez Platon (Phèdre), chez Lucrèce et dans la politisation de l'Éros : « L'amour est, et sera toujours, l'émergence du désir essentiel de cette étrange créature qu'est l'être humain... qui continue d'être ce qu'il a toujours été : zoon politikon, un « animal politique vivant » qui parle, pense, exprime ses émotions et organise sa vie dans un espace commun, la polis ».
Les pages consacrées, dans le sillage de Lacan (et de Recalcati), à l'incompétence de l'Éros due à la nature réciproque du désir, à son être désir d'un désir désirant, sont également importantes et belles : « Mon désir n'est pas seulement désir de toi, comme si tu étais un objet inerte (une proie, justement), mais c'est le désir de ton désir ». Le besoin de désirabilité rend la « réciprocité de l'amour à la fois pleine et imparfaite, accomplie et inaccessible. Une autre énigme, en somme ». D'où l'identification d'un nœud central du mystère de l'amour-éros : « Si la rencontre entre les amants est parfaite et cristalline, sans ombres, si aucune fissure, même minime, ne vient perturber le processus de reconnaissance, alors il est probable que les choses finiront mal ». Dans l'amour, il doit donc y avoir « le désir de se manquer, de ne pas se comprendre, ou de ne se comprendre qu'en partie ».
La recherche sur l'Éros en tant que liberté conduit Del Soldà à explorer des solutions audacieuses, comme le dépassement du couple : « Il n'est pas dit qu'un éventuel dépassement du couple – du moins tel que nous l'avons connu jusqu'à présent – soit nécessairement une mauvaise chose. Il n'est pas certain que cela conduirait nécessairement au déclin du sentiment amoureux ». Nous avons du mal à suivre l'auteur dans ce dépassement du couple dans l'amour érotique. Pour comprendre cette difficulté (respectueuse), il faut ouvrir un débat sur les formes de l'amour.
Le livre de Del Soldà parle principalement de l'Éros. Mais le monde grec, puis le christianisme et enfin l'humanisme occidental, nous parlent de nombreux amours : l'amour est une sémantique plurielle. L'Éros est la forme d'amour au centre du discours de Platon et d'autres Grecs. Aristote, dans son Éthique, nous parle aussi surtout de la philia, dont Del Soldà a d'ailleurs longuement parlé dans son précédent essai Sulle ali degli amici (2022). La Philia n'est pas l'éros, elle lui ressemble, elle n'est pas son opposé, mais c'est une autre forme d'amour. Le monde grec connaissait également l'amour envers les frères, les sœurs ou les parents. Les évangiles et Paul nous ont ensuite parlé d'une troisième forme d'amour, l'agapè.
Le lexique grec chrétien était capable de distinguer le « je t'aime » dit à la femme aimée du « je t'aime » dit à un ami, tout en reconnaissant que le second n'était ni inférieur ni moins vrai que le premier. Le christianisme a ensuite ajouté un troisième mot grec pour exprimer une autre nuance du même amour, déjà présent dans la Bible hébraïque et, surtout, déjà présent dans la vie. Ce troisième mot, magnifique, est agapè, l'amour qui sait aimer ceux qui ne sont pas désirables et ceux qui ne sont pas des amis.
Ce sont des dimensions de l'amour qui se retrouvent souvent réunies dans les relations vraies et importantes. Certainement dans l'amitié, où la philia n'est jamais seule, car c'est elle la première à avoir besoin d'amis. Elle est accompagnée du désir-passion pour l'ami et enveloppée par l'agapè qui lui permet de durer, de renaître de nos échecs et de nos fragilités. Une amitié qui n'est que philia n'est pas assez chaleureuse et forte pour ne pas nous laisser seuls sur notre chemin. Mais c'est la philia qui lie l’éros et l'agapè entre eux, et les unit – Jésus lui-même a eu besoin du registre de la philia pour nous dire son amour. Dans les très rares amitiés qui nous accompagnent pendant de longues périodes de notre vie, parfois jusqu'à la fin, la philia renferme également les couleurs et les saveurs de l’éros et de l'agapè. Ce sont ces amis que nous avons pardonnés et qui nous ont pardonnés soixante-dix fois sept fois, ceux qui, lorsqu'ils ne revenaient pas, étaient attendus et désirés comme une épouse ou un enfant. Ceux que nous avons embrassés, étreints comme et différemment d'autres étreintes et d'autres baisers, ceux avec lesquels nous avons souvent mêlé nos pleurs jusqu'à les fondre dans la même larme salée. C'est pourquoi peu de douleurs dépassent celle causée par la mort d'un ami – ce jour-là, un morceau de notre cœur cesse de battre et ne recommence plus jamais. Il n'y a pas seulement une lutte radicale entre Éros et Thanatos ; il y en a une autre, semblable et différente, entre Philia et Thanatos, et il y a des amis qui continuent à vivre, à résister à la douleur et à la maladie, uniquement parce qu'ils attendent de nous revoir lors de notre prochaine visite à leur domicile ou dans leur maison de retraite, quand ce philos (ami) qui vient vaut toute une vie, toute la philosophie de la terre.
La philia et plus encore l'agapè ouvrent l'amour du couple, le conduisent à se transcender et à se dépasser. Il est plus difficile d'imaginer un dépassement positif du couple si nous restons uniquement dans le registre de l'éros. Certes, l'amour est liberté, comme le dit le titre du livre, mais l'amour n'est pas seulement liberté. L'amour humain a de nombreuses composantes, il doit être décliné avec de nombreux mots qui qualifient, exaltent et limitent le champ d'action de la liberté. Tout d'abord, la liberté est aussi un mot pluriel (liberté de, liberté avec, liberté pour...), et certaines de ces prépositions renvoient directement au mot jumeau d'une bonne liberté citoyenne et politique : la responsabilité. Car si la rencontre érotique est une rencontre entre des individus totalement désengagés et irresponsables les uns envers les autres, cette liberté n’engendre que tromperies et malheur, dont certains sont également décrits par Del Soldà dans la première partie de son essai. Car, comme le souligne le chapitre 4, l'éros a un lien unique et indissociable avec le corps et avec les responsabilités qui lui sont liées (le corps n'est pas seulement beauté ni désir).
Pour un amour responsable, éros ne suffit pas. Il ne suffit pas à la famille, ni aux épouses, ni aux maris, il ne suffit pas aux enfants, il ne suffit pas pour que nos blessures et celles des autres soient supportables et possibles.







